J’avais six ans la première fois que sa main s’est posée sur moi. Six ans quand pour la première fois la victime de sa violence n’était plus ma mère, six ans quand le premier bleu est apparu sur mon bras droit. Ce souvenir, lointain, perdu dans tant d’autres moments de cris, de violences et de douleurs n’en reste pas moins l’un des plus traumatisants. Je me souviens aussi le lendemain être allée à l’école et avoir été questionnée par la maitresse sur le dit bleu. Je me souviens vaguement avoir dit que j’avais fait une bêtise et que papa avait voulu me gronder. Mais ce dont je me souviens parfaitement c’est quand j’étais rentrée le soir. La maitresse avait contacté mon père et il n’était pas vraiment enthousiasmé par cet appel à en juger par les traits durs qui barraient déjà son front et la bouteille en verre déjà vide qui contenait probablement du whisky quelques heures plus tôt. J’appris ce soir là à ne jamais plus parler de ce qu’il se passait à la maison, que ce soit à l’école ou avec mes amis. Mon père, lui, appris à ne plus me frapper à des endroits aussi évidents que les bras ou les jambes, se rétractant plutôt sur mon dos et mon ventre qu’il lacérait à coup de poing et plus tard à coup de ceinture. Mais les coups n’étaient pas aussi violents que ceux qu’il prodiguait à ma mère, celle qui m’avait donné la vie et qui plus d’une fois s’était mise entre nous pour m’éviter une nouvelle cicatrice, un nouveau bleu, une nouvelle contusion. Plus d’une fois je l’avais vu faire, plus d’une fois je l’avais vu être frappée et plus d’une fois je m’étais promis qu’une fois assez grande, ce serait moi qui prendrait les coups à sa place.

En parallèle de cette vie familiale, j’avais une vie plutôt normale. Personne dans notre entourage ne se doutait de ce que nous pouvions vivre une fois la porte d’entrée fermée, personne ne comprenait pourquoi je restais si tard à la bibliothèque de l’école, pourquoi j’arrivais si en avance à l’école, pourquoi je ne faisais jamais aucune visite médicale. Je vivais dans une petite ville, Cheyenne et dans ce genre de ville, on préfère fermer les yeux sur ce qui se passe chez son voisin, la plupart des sujets dont j’étais victime étant tabou dans cette partie de l’Amérique.

L’été avant mon entrée au lycée, ma mère et moi avons essayé de nous enfuir, en vain. Quelques jours de liberté, quelques jours à croire que notre vie pouvait reprendre, que notre bonheur pouvait être envisageable. Mais ce ne fut que de courte durée car mon père finit par nous retrouver à l’aide de son ami policier et nous ramena de force à la maison familiale. J’avais à peine 16 ans et ce soir-là, je crus que ma vie était finie. Il ne battit pas ma mère, pas une seule fois. Il se contenta de m’infliger la plus grande raclée de ma vie, l’obligeant à regarder. Je voyais les larmes de ma mère alors que la ceinture rentrait dans ma chair. Moi aussi les larmes roulaient sur mes joues mais plus pour très longtemps car la douleur et les coups finirent par me faire sombrer. J’étais inconsciente, au sol et mon père finit par comprendre qu’il était aller trop loin. Libérant ma mère, il la laissa me porter jusqu’à mon lit et panser mes blessures. Bien sûr il était hors de question d’aller à l’hôpital, il ne fallait pas que quelqu’un découvre toutes mes blessures et autres cicatrices infligées durant toutes ces années.

C’est durant cette année là que je fis la connaissance de Kyle. Un regard, un sourire et je le retrouvais dans le gymnase du lycée. Il n’était pas ma première fois mais j’avais tout de suite senti quelque chose entre nous et cette flamme finit rapidement par devenir ardente. Il fut le premier à découvrir mes blessures corporelles, mes autres amants n’ayant le droit qu’à des caresses dans le noir ou la pénombre. Il fut le premier à comprendre ce que je vivais mais je ne voulais pas qu’il m’aide, pas maintenant que la situation avait évoluée, pas maintenant que le monstre qui me forçait à l’appeler papa ne frappait plus ma mère, pas maintenant que j’étais assez grande pour être la seule à recevoir les coups.

2 ans, c’est le temps qu’il fallut à ma mère pour se réveiller devant les coups que je recevais. Je venais d’avoir 18 ans quand elle prit le dessus sur mon père et le mis à la porte. Je n’avais jamais vu ma mère comme ça, un flingue à la main, menaçant notre bourreau d’une balle en pleine tête s’il ne quittait pas les lieux. Quant à mon père, il ne remit jamais les pieds chez nous, laissant mes plaies se refermer petit à petit, laissant une jeune femme pleine de haine et de remords enfouis, pleine de colère et de cicatrices permanentes. Dès son départ, je changeas de nom, laissant de coté mon paternel et son histoire pour prendre le nom de ma mère, Grimes.

J’ai aujourd’hui 24 ans et mon corps est toujours marqué par mon enfance mais les cicatrices mentales sont bien plus profondes et complexes. La plupart du temps, je suis une esthéticienne pleine d’énergie qui ne se laisse pas marcher sur les pieds et qui n’accorde pas sa confiance mais lorsque je suis avec lui, avec Kyle, celui qui connait tout de moi, tout de mon histoire, tout de mon passé, tout, je suis quelqu’un d’autre. Et ce quelqu’un d’autre me plait… beaucoup… Ma mère n’est pas dupe, elle a compris depuis longtemps que cette part sombre de moi ne se révèle que lorsque Kyle est dans les parages et elle a laissé couler comme elle a laisser mon père me battre pendant 12 ans sans rien dire ou presque mais alors que je reviens, les bras couverts de cicatrices infligées par un nouveau défi débile, ma mère pense tout de suite au pire et s’entête à penser que je reproduis le même schéma qu’elle. Un billet, une valise et beaucoup de chantage plus tard, je suis dans le bus pour Phoenix. Nous sommes le 15 décembre 2018 et je suis forcée de dire adieu à tout ce que je connais pour une nouvelle vie dans une ville que je ne connais pas tout ça pour faire taire mes démons. Je regarde par la fenêtre le panneau d’entrée de la ville de Phoenix. Je souris légèrement. Au moins, j’aurais fait chier ma mère jusqu’au bout en emménageant chez Adrian, mon cousin qu’elle déteste…

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